Zones humides dans le monde : 3 questions à Bertrand Sajaloli

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Zones humides dans le monde : 3 questions à Bertrand Sajaloli

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A la suite de notre émission du 10 novembre, disponible à la réécoute et au podcast ici, et en complément de notre premier billet de blog Deltas du Pô et du Sénégal : la protection a bon dos ! , vous trouverez ci-dessous l'interview d'un spécialiste français des zones humides, Bertrand Sajaloli. Maître de conférences en géographie à l'université d'Orléans et vice-Président du Groupe d'Histoire des Zones Humides, il coordonne un colloque sur les zones humides à l'échelle du monde qui se tient à Orléans les 12 et 13 novembre.

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Globe lui a posé trois questions sur la définition, la localisation et la protection des zones humides dans le monde :

**1° Qu’est-ce qu’une zone humide ? **

Plus que tout autre milieu naturel, les zones humides apparaissent difficiles à définir, à répertorier, à cartographier… et donc à protéger, le législateur ayant besoin de stabilité, de limites et de bornes pour exercer ses politiques gestionnelles. Ce sont effet des objets géographiques de l’entre deux, non seulement dans l’espace et dans le temps, mais aussi dans l’imaginaire. Mi terre mi eau , écotone donc au sens écologique du terme, les lieux d’eau sont aussi très mobiles, très changeants en fonction notamment des cycles climatiques : telle prairie humide sera sèche l’année suivante, telle mare, pourtant figurée depuis des siècles sur une carte, absente, évanouie du paysage pendant quelques mois. En outre, les zones humides partagent toutes une forte charge symbolique : sorciers, créatures surnaturelles, les fréquentant avec assiduité, alors que l’ambivalence vie-mort les rend tout à la fois répulsives et attractives. En marge du territoire aménagé, du moins dans le monde judéo-chrétien, la volonté fut longtemps davantage de les combattre, de les bonifier pour reprendre le terme italien employé par Sara Ariano dans* Planète Terre* , que de les connaître et de les caractériser.

L’effort définitionnel jouxte donc l’histoire scientifique et sociale de la reconsidération de ces milieux et la formidable croisade en leur faveur. Les prémices de la protection des zones humides remontent au début des années 1960 quand, sous l'égide de l' UICN [1], deux grandes associations internationales, le CIPO et le BIROE [2], mettent en place le projet MAR destiné à dresser l'inventaire des grandes zones humides du monde. Ce programme MAR succède immédiatement aux projets AQUA et TELMA [3]. En 1962, aux Saintes-Maries-de-la-Mer, la première concertation sur les zones humides insiste sur les piètres connaissances dont on dispose pour mettre en évidence leur rôle dans les équilibres naturels et lance le principe d'un accord international pour la protection des espaces en eaux les plus représentatifs.

2° Quel a été le rôle de la convention de Ramsar ?

En 1971, la Convention relative aux zones humides d'importance internationale, dite convention de Ramsar (Iran), répond à cette attente et souligne que les parties contractantes (i) estiment que parmi les fonctions écologiques fondamentales, les zones humides doivent être considérées comme des régulateurs du régime hydraulique et comme des habitats permettant le développement d'une flore et d'une faune caractéristique, notamment les oiseaux d'eau ; (ii) sont convaincues que les zones humides constituent une ressource de grande valeur économique et scientifique (iii) désirent enrayer la lente dégradation et la disparition des zones humides maintenant et dans l'avenir. On le voit, cette convention est un véritable instrument inter-gouvernemental de portée mondiale qui vise à assurer la conservation des zones humides. Chaque État membre est tenu de désigner au moins une zone humide d'importance internationale, de promouvoir et de protéger les zones humides de leur territoire . Rentrée en vigueur en 1975, la convention de Ramsar regroupera 44 pays en 1987 (360 zones humides couvrant 22 millions d'hectares) ; en 1993, ce sont 77 pays, 621 sites couvrant 38 millions d'hectares qui entrent dans ce cadre. Notons qu'il a fallu attendre 1980 pour que la France fasse connaître son intention de signer cette convention (conférence de Cagliari, Italie) et que ce n'est qu'en 1986 que notre pays deviendra une partie contractante. Aujourd’hui, la Convention de Ramsar accueille 160 parties, 1899 sites sont désignés et concernent 186,5 millions d’hectares.

Nous ne retiendrons ainsi que deux définitions, celle de la convention Ramsar qui sert de norme internationale, et celle de la loi sur l’eau 3 janvier 1992 qui intéresse la France.

Définition de Ramsar (1971) : les zones humides sont des étendues de marais, de fagnes, de tourbières ou d’eaux naturelles ou artificielles, permanentes ou temporaires, où l’eau est stagnante ou courante, douce, saumâtre ou salée, y compris des étendues d’eau marine dont la profondeur à marée basse n’excède pas six mètres .

La loi sur l'eau du 3 janvier 1992 (article 2) : cette gestion équilibrée vise à assurer : - la préservation des écosystèmes aquatiques, des sites et des zones humides ; on entend par zone humide les terrains exploités ou non, habituellement inondés ou gorgés d'eau douce, salée ou saumâtre de façon permanente ou temporaire. La végétation quand elle existe, y est dominée par des plantes hygrophiles, pendant au moins une partie de l'année . Le texte fournit là la première définition en droit français d'une zone humide.

Quelles que soient les ambiguïtés de ces définitions, et la grande difficulté de les appliquer à un espace donné, les zones humides sont ainsi perçues comme des infrastructures naturelles , ce terme désignant l’ensemble de leur contribution à la qualité biologique et sociale des territoires. Il en découle bien sûr des typologies extrêmement nombreuses qui, néanmoins, opposent toutes les eaux marines (herbiers marins, slikke, schorre, dunes et plages) des eaux non marines (lagunes, lacs-étangs-mares, eaux courantes, landes et prairies humides, forêts alluviales, marais tourbières), les espaces naturels de leurs équivalents artificiels .

3° Comment se répartissent-elles sur le globe ? Quelles sont les zones humides les plus menacées dans le monde, et pourquoi ? Quels sont les principales conséquences de leur dégradation ?

Une des grandes originalités de la répartition des zones humides à la surface du globe est d’intéresser l’ensemble des zones bioclimatiques puisque, littorales ou continentales, elles se développent dès que le bilan hydrique est, momentanément au moins, excédentaire. Certes, les régions froides et humides y accueillent les sites les plus importants, notamment les vastes tourbières de plaines des espaces russes, canadiens ou, dans une moindre mesure sud américains. Certes, les régions équatoriales avec notamment des facies forestiers extraordinaires (mangroves, varzea..) en regorgent, mais beaucoup d’entre elles, et souvent d’une grande richesse naturelle, siègent au cœur des zones arides ou semi-arides tels le lac No, le lac Tchad, les deltas intérieurs du Niger et de l’Okavango. Par exemple, la surface des zones humides algériennes (chott, lac, sebkha, marais) dépasse celle des forêts et la biodiversité y atteint des sommets. Il en va de même pour la zone** tempérée** où, relativement peu représentés, les espaces paludéens renferment, comme en France métropolitaine, 20% des espèces végétales et animales protégées sur moins de 2% de la superficie.

A ce titre, la géographie des menaces rejoint celle, plus connue, de la géographie de l’inégal développement . Le consumérisme des Nord entraîne aujourd’hui la destruction des zones humides tropicales des Sud, ou des pays émergents, qui connaissent les destructions les plus massives. C’est le cas notamment au Honduras, dans une partie du site Ramsar la Berberia, où l’élevage intensif des crevettes conduit par des capitaux européens et à destination de l’Europe et de l’Amérique du Nord, détruit et pollue des milliers d’hectares. De même, les espaces amphibies littoraux de la zone intertropicale des pays pauvres enregistrent les plus graves menaces et destruction alors que, malgré des entorses répétées aux réglementations nationales, la situation des zones humides des pays développés tend à s’améliorer. Il faut dire que le pire est derrière puisqu’elles ont perdu la moitié de leur superficie depuis 1950 ! Ne citons qu’un chiffre pour fixer les esprits : les mares métropolitaines sont dix fois moins nombreuses qu’en 1900 et deux fois moins qu’aux lendemains de la Seconde guerre mondiale.

Les conséquences de leur dégradation se relèvent en premier lieu au niveau de la biodiversité puisque, tant au niveau local que global, elles contribuent grandement à la richesse naturelle du monde. Ce sont, quel que soit le biome considéré, les championnes de la productivité primaire et elles constituent ainsi des habitats et des refuges d’une grande variété, notamment pour la flore et les oiseaux, en même temps qu’elles produisent et exportent de la matière organique contribuant ainsi à la régulation des cycles trophiques. Mais, par delà cette altération catastrophique du patrimoine planétaire, les effets les plus immédiats, notamment sur les populations locales, concernent la fragilisation des équilibres des territoires concernés . Les services rendus par les zones humides, leur statut d’infrastructure naturelle, font qu’elles dégagent des ressources déterminantes pour les populations locales (pêcherie, maraîchage, bois de chauffe, production de tourbe…) et qu’elles garantissent une certaine résilience spatiale. En effet, épurant les eaux usées, fixant les produits phytosanitaires, pondérant les excès des régimes hydrologiques (soutien d’étiage et amoindrissement des pointes de crue), stabilisant les formes littorales et luttant contre l’érosion, elles jouent un rôle essentiel dans la diminution des risques naturels et anthropiques. Enfin, leur valeur paysagère, mémorielle, esthétique est immense ainsi que leurs potentialités touristiques.

L’ampleur des aménités prêtées aux zones humides fait qu’elles sont aujourd’hui à la pointe de la recherche internationale notamment nord américaine, en ce qui concerne l’évaluation économique des services rendus par les milieux naturels. Il s’y développe de très intéressantes approches méthodologiques sur le capital vert et les méthodes à mettre en œuvre pour intégrer les lieux de nature dans les rouages de l’économie monde.

[1] Union Internationale de Conservation de la Nature

[2] Conseil International pour la Protection des Oiseaux / Bureau International de Recherche sur les Oiseaux d'Eau et les zones humides.

[3] Le projet AQUA a été lancé en 1959 par la Société Internationale de Limnologie avec l'aide de la Commission d'Écologie de l'UICN. Il consiste à recenser les étendues d'eau douce et saumâtre d'importance internationale pour la recherche et pour l'éducation ; il est demandé à chaque État de considérer la conservation de ces sites comme une responsabilité nationale. Simultanément, le programme TELMA, soutenu par l'UICN et le Programme Biologique International (PBI), recense les tourbières de la planète.